La cave de l'International de Londres, par son architecture, son calfeutrage et son bétonnage, réunissait les conditions idéales de volume d'insonorisation et de laideur pour devenir un " shaker ".
C'était ainsi qu'on nommait les salles de plus en plus vastes où se réunissaient les jeunes gens et les jeunes filles de tous degrés de classes, de richesse et d'esprit pour s'y livrer en commun à des danses frénétiques.
Ils et elles, poussés par leur instinct vers une nouvelle naissance, s'enfermaient, avant l'expulsion, dans des matrices chaudes et demi obscures où, secoués par des pulsations sonores, ils perdaient les derniers fragments de préjugés et de conventions qui leurs collaient encore par-ci par-là aux articulations, au sexe ou à la cervelle.

La cave de l'International de Londres était le plus vaste shaker d'Europe. Et l'un des plus chauds.
Six mille garçons et filles. Un seul orchestre, mais douze haut parleurs ioniques sans membranes qui faisaient vibrer en bloc l'air de la cave comme l'intérieur d'un saxo-tenor. Et Yuni, le patron, le meneur, le coq de Londres, 16 ans, cheveux ras, lunettes épaisses comme des sucres, un œil de travers, l'autre exorbité, Yuni qui avait décidé le conseil d'administration de l'hôtel et loué la cave. Pas une note ne parvenait jusqu'à la clientèle qui se nourrissait ou dormait dans les étages. Mais elle descendait parfois se faire secouer la tripe et remontait émerveillée - et épouvantée- par le spectacle de cette jeunesse à l'état de matière première en bouillante gestation . Yuni, debout devant le clavier de la sono, dans la chaire d'aluminium accrochée au mur au dessus de l'orchestre, une oreille cachée par un énorme écouteur en chou-fleur, écoutait tous les orchestres de l'Ether et, quand il en trouvait un qui brûlait, le branchait sur les hauts-parleurs à la place de l'orchestre. Les yeux fermés, il écoutait. D'une oreille le bruit énorme de la cave, de l'autre trois mesures, vingt mesures, deux mesures cueillies dans l'insaisissable. De temps en temps, sans ouvrir l'œil, il poussait un cri aigu et long qui grésillait sur le bruit de fond comme du vinaigre sur une poêle à frire. Tout à coup, il écarquilla les yeux, coupa la sono, cria :

-Listen ! Listen !

L'orchestre se tut. Six mille corps suants se retrouvèrent soudain dans le silence et l'immobilité. Tandis que derrière la stupeur la conscience commençait à leur renaître, Yuni continuait :


-Des nouvelles de la fille gelée !


Sifflets, injures :


-La ferme ! On s'en fout ! Va te la chauffer ! Qu'elle crève !


Yuni cria :


-Bandes de rats ! Ecoutez !


Il brancha la BBC. Dans les douze hauts-parleurs, voix du speaker de service. Elle emplie l'air de la cave d'une énorme vibration bien élevée :


-Nous diffusons pour la deuxième fois le document qui nous est parvenu du point 612. Cela constitue certainement la plus importante nouvelle de la journée…


Crachotis. Silence. Le ciel entra dans la cave avec l'incroyable lointain frottement de la multitude qui marche pieds nu sur la nuit : le bruit des étoiles…
Puis la voix de Hoover. Comme essoufflée. Peut être de l'asthme. Ou le cœur enveloppé de trop de graisse et d'émotion.


-Ici EPI, au point 612. Hoover speaking. Je suis heureux… très heureux… de vous dire le communiqué suivant en provenance de la salle l'opération : " le processus de réanimation du sujet féminin se poursuit normalement. Aujourd'hui 17 Novembre, à 14h52 temps local, le cœur de la jeune femme a recommencé à battre… "


La cave explosa en un hurlement. Yuni dans la sono hurla plus fort :


-Taisez vous ! Vous n'êtes que du boudin ! Ou sont vos âmes ? Ecoutez !


Ils obéirent. Ils obéissaient à la voix comme à la musique. Pourvu que ce fût fort. Silence. Voix de Hoover :


-… premiers battements du cœur de cette femme ont été enregistrés. Il n'avait plus battu depuis 900 000 ans. Ecoutez le…


Cette fois ci, vraiment, les six mille se turent. Yuni ferma les yeux, le visage illuminé. Il entendait la même chose dans les deux oreilles. Il entendait


Silence.
Un coup sourd : voum…
Un seul.
Silence… silence… silence…
Voum
Silence… silence…
Voum… … …
Voum… voum… …
Voum… voum… voum, voum, voum…


Le batteur de l'orchestre répondit, doucement, en contrepoint, du pied, avec sa caisse. Puis il rajouta le bout des doigts. Yuni superposa l'orchestre et les ondes. La contrebasse s'ajouta à la batterie et au cœur. La clarinette cria une looooongue note, puis s'écroula en une improvisation joyeuse. Les six guitares électriques et les douze violons d'acier se déchaînèrent. Le batteur frappa à tour de bras sur toutes ses peaux. Yuni cria comme un minaret :

-She's awaaake !….
Voum ! voum ! voum !


Les six mille dansaient au rythme du cœur qui venait de renaître.
Ainsi naquit le wake, la danse de l'éveil. Que ceux qui veulent danser dansent. Que ceux qui peuvent s'éveiller s'éveillent.


René Barjavel
La Nuit des Temps
1968

 

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