Article paru dans le magazine Coda du mois d'avril 1999, pages 38 à 41.
FREE PARTIES
CROISADE EN ALBIGEOIS:LES HERETIQUES DEPOUILLES PAR L'INQUISITION.
Presque huit siècles après les guerres de religion qui ont marqué le département du Tam, tel est le parallèle qui peut être dressé avec une affaire bien actuelle: ici point de bûchers, mais une opération policière sujette à caution dans ses buts et ses moyens. Coda fait le point sur une situation préoccupante.
LES BELLIGERANTS:
Les «hérétiques»
Voodoo'z Cirkle est une tribu tarnaise comptant une quinzaine de membres et un possee d'une quarantaine de personnes, à l'origine de free parties parmi les plus appréciées des Midi-Pyrénées, associant bon son, musiques variées (grosse tendance hardcore, jungle et hard tekno, mais aussi dub, hip-hop, reggae...) et lieux «magiques» paumés dans la nature; elles constituaient alors une plateforme d'expression idéale pour nombre d'artistes de la région ou d'ailleurs, et un point de ralliement pour un public alternatif qui en redemandait. L'été dernier, laVoodoo'z a également participé à un festival associatif à Mostar (Bosnie) sous le patronage de I'OSCE et du gouvernement bosniaque, et dont le but était de rapprocher, au travers d'événements culturels, Croates et Bosniaques de cette ville coupée en deux par la guerre.
«L'inquisition»
Les autorités judiciaires tarnaises, excédées par le phénomène free party, ont décidé de montrer l'exemple pour que les organisateurs comprennent qu'ils sont indésirables dans le département; leur stratégie associe gros moyens et désinformation, dans une affaire d'une ampleur exagérée.
LES FAITS:
Lundi 25/O1/99, 7h.
Une quarantaine de gendarmes perquisitionne les domiciles de membres de la Voodoo'z à Toulouse, Béziers et Castres, ainsi que la maison dans laquelle vit le gros de la tribu, à Gaillac (40 km de Toulouse). Tout le matériel musical (machines, sono, platines, disques ...), les véhicules (un bus, 2 camions et une voiture), diverses autres affaires personnelles, le «trésor de guerre» (6000 F) ainsi que 25g de hasch sont saisis. 11 membres de la tribu sont ensuite gardés à vue et mis en examen pour «travail illégal, infraction à la législation sur les stupéfiants, ouverture de débit de boissons sans déclaration, infraction à la SACEM et agressions sonores réitérées», puis frappés d'un contrôle judiciaire les obligeant à pointer tous les dimanches à 9h dans les gendarmeries de leur domicile respectif, et leur interdisant de se rendre dans les lieux où se déroulent des «événements comme: rave party, free party, after ou assimilés». Tout contrevenant s'expose à la prison jusqu'au procès.
GENDARMES ET MEDIAS:
Jeudi 28/O1/9918h.
La gendarmerie d'AIbi organise une conférence de presse pour exposer l'affaire aux médias régionaux. Il en ressort que, plutôt que d'opérer des contrôles en masse, mal vus des jeunes, une cellule anti-raves a été constituée en vue de mener des organisateurs devant la justice. 8 mois durant, 6 gendarmes de la Brigade de Recherche (BR) d'Albi y ont travaillé à temps plein, infiltrant, notamment en civil, les teufs de la région.
Ils expliquent alors que les free parties sont dangereuses car organisées secrètement dans des lieux non homologués où se consomment drogues et alcool, et que les Voodoo'z vivaient de leurs soirées «très lucratives». Leur exposé n'emploie pas la forme conditionnelle ... au diable la présomption d'innocence...
De plus, de nombreux points connus des gendarmes sont pourtant passés sous silence lors de la conférence : les relatives difficultés financières des Voodoo'z, le fait qu'ils ne dealent pas, et le fait qu'aucune saisie de drogue n'ait jamais été réalisée dans leurs soirées, ni aucun alcootest positif ou accident constaté. Omis aussi de dire que le bus, contenant tout le fragile matériel musical, a été accidenté lors de son remorquage pour la saisie et qu'au moins 7 lignes téléphoniques dont 2 cabines publiques ont été mises sur écoute pendant ces huit derniers mois.
Les journalistes présents ont diffusé l'information sans vérifications, prenant les déclarations des gendarmes pour argent comptant et n'ayant pas, vu l'heure tardive de la conférence, le temps matériel d'en apprendre davantage avant le bouclage de l'édition du lendemain. Le seul article de presse (La Dépêche du Midi du 30 janvier) ayant donné, le surlendemain, la parole aux prévenus courroucera d'ailleurs les gendarmes qui n'apprécieront pas cette démarche journalistique toutefois logique. Des propos des journalistes que nous avons contactés par téléphone, il ressort majoritairement que «les gendarmes se sont fait mousser», et que plusieurs de ces journalistes ont trouvé exagérée l'importance donnée à cette affaire.
La BR d'Albi et le juge d'instruction ont refusé de nous donner la moindre explication concernant la conférence, l'affaire ou son coût, invoquant paradoxalement le secret de l'instruction. La direction générale de la gendarmerie nationale n'étant pas encline à nous donner des réponses, nous avons donc estimé le coût d'une telle opération à plus d'un million de francs, en se basant sur le coût salarial des gendarmes mobilisés pendant 8 mois ainsi que de celui des écoutes téléphoniques !
TEMOIGNAGES ET COMMENTAIRES:
Selon ses propos la communauté de vie représentée par cette tribu et ses projets culturels sont intéressants, la procédure à leur encontre est regrettable et exagérée, ne serait-ce qu'en ce qui concerne la saisie qui confond activités collectives et biens personnels. «La justice montre un désir de frapper au maximum pour détruire une manière de vivre différente; ils auraient pu s'y prendre autrement, au lieu de laisser faire sous surveillance pendant 8 mois et frapper par surprise, Ils auraient pu les conseiller, les encadrer, leur expliquer leurs devoirs envers la loi, et les risques encourus».
Les Voodoo'z Cirkle
Quant aux terroristes musicaux, les réactions sont variées, oscillant entre révolte et incompréhension. Coda leur donne la parole:
Comment en êtes-vous venus à faire des free parties?
On en avait marre de ne pas se reconnaître dans les musiques diffusées en boites, alors on s'est mis à faire des teufs pour nous au départ, et, de fil en aiguille, pour les autres aussi. La gratuité, le libre accès pour tous, ainsi que le côté alternatif des free, auxquels nous tenons, nous ont amenés à ne faire que ce type de soirées.
Pourquoi être restés dans l'illégalité, vous auriez pu vous monter une association?
Oui mais non. On fonctionnait comme une association loi 1901
sans être déclarés, Il est impossible de faire des free
dans la légalité. Il y a en effet trop de textes régissant
les spectacles et impliquant des moyens financiers importants que nous n'avons
pas. Et surtout, la volonté politique de lutter contre notre culture
incite les administrations à mettre des bâtons dans les roues des
organisateurs. Demander une autorisation revient à faire interdire la
manifestation.
Concernant la drogue?
On n'a jamais trafiqué, et pour nous, il est préférable de faire la teuf sans se défoncer. Mais on n'interdit pas aux gens de faire comme bon leur semble, on n'est pas de la police et on préfère la prévention: Techno Plus et les Médecins Du Monde étaient présents à notre dernière teuf. Quant à notre mise en examen, précisons qu'il ne s'agit que d'usage de cannabis, de détention pour certains (25g).
Que pensez-vous de ce qui vous est arrivé?
On hallucine! On s'attendait à avoir un jour une perqui ou des problèmes au cours d'une teuf, mais pas de tels ennuis. On ne faisait pas de gros bénéfices, et de toutes façons ils servaient à organiser la soirée suivante, pas à nous faire vivre. Les 100.000 francs de bénéfice moyen estimés par les gendarmes devraient faire rigoler tous ceux qui connaissent les free parties. Chacun a perdu ce qu'il avait de plus précieux matériellement, et certains ont même perdu tout leur travail personnel : le plus jeune d'entre nous, qui devait enregistrer un disque le jour de la perqui, a perdu ses morceaux mémorisés dans son PC saisi, et a retrouvé ses disquettes de samples (1 an de boulot!) mystérieusement effacées après leur manipulation par les gendarmes. Les possesseurs des véhicules les ont perdus, dur à vivre quand on cherche du boulot en milieu rural ! Quant au contrôle judiciaire, c'est chiant de se lever tous les dimanche matin, mais ça l'est encore plus d'être privés de sorties, on risque la taule si on va à la moindre soirée techno.
Comment voyez-vous l'avenir?
Le procès nous inquiète, mais nous avons de bons avocats. Toutefois, même si l'on s'en sort bien, ce sera dur de refaire des free, le cadre officiel nous étant d'ores et déjà imposé, à moins d'émigrer vers des pays plus ouverts. Pour l'instant nous essayons de reconstruire, chacun est parti sur des projets personnels et beaucoup d'entre nous cherchent du taf en vue des amendes qu'on nous a promises salées. Si la justice nous lamine, il sera à craindre que ce qui nous est arrivé arrive aussi à d'autres...
Cette affaire illustre bien la problématique des free parties avec d'un côté des jeunes refusant d'adhérer à un système trop contraignant, et de l'autre des autorités qui ne comprennent rien à ces manifestations et se montrent globalement de plus en plus répressives à leur encontre, leur attitude variant toutefois d'une région à l'autre.
«En se popularisant, la techno a perdu un peu de sa belle démocratie (...).En France, quelques irréductibles tentent toutefois de perpétuer l'esprit des origines les free parties et raves sauvages, gratuites, sont impitoyablement pourchassées. (...).Tous les indépendants doivent rentrer dans le rang, se soumettre ou périr». Le Monde Diplomatique, février 99.
"il faut résister !" Un jeune optimiste, mars 99.
A. Kuris